- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 28 décembre 2014

Bien légers, les reliefs du repas de carême...






Tel mot est un sourire, et tel autre un regard ; De quelque mot profond tout homme est le disciple ; Toute force ici-bas a le mot pour multiple ; Moulé sur le cerveau, vif ou lent, grave ou bref, Le creux du crâne humain lui donne son relief.

Victor Hugo, in Les contemplations 

Victor Hugo pointant son
crâne
















Bonjour à toutes et tous!

Avez-vous passé un bon Noël?
Je l’espère, du moins!

A Noël, on se retrouve souvent en famille, et on fête.
Souvent, il faut bien le dire, en mangeant!


Eh bien, en ce dimanche 28 décembre 2014, je vous propose une racine de circonstance.

Oh non, plus question de l’ésotérisme de la Saint-Jean ou de celui de la Naissance de la Lumière


Voyez-vous, dans la Flûte Enchantée de Mozart, il y a deux personnages, Tamino et Pagageno, que l’on peut parfaitement comprendre comme les deux facettes d’un même homme.

Le sage, avide de Connaissance, l’homme en recherche, qui n'est que gravité: 
Tamino.

Tamino

Et puis euh, disons, l’homme ordinaire, quelconque, l’homme de la rue, celui qui n'est que légèreté, qui se contente des plaisirs de la vie, sans trop se poser de questions (si ce n'est quelle équipe remportera la coupe du Monde, ou si Stéphanie restera en lice après le duel de ce soir dans The Voice):
Papageno


Papageno


(on raconte d’ailleurs que Mozart avait traité quelqu’un qu’il n’aimait pas trop de Papageno, ça veut tout dire…)

Chez moi, ce côté Papageno se manifeste notamment par les plaisirs de la table, ou du salon à Whiskies. Quoiqu’un bon rhum, ma foi…

Vous pouvez résister à ça??? Moi: NON.


Et donc voilà, en ce dimanche je laisse parler mon Papageno, et regarde avec amertume les restes du repas (avec amertume parce qu’il n’en reste plus vraiment beaucoup, de restes).

Et là, inspiration!


On parle des reliefs d’un repas

Quel est donc le rapport entre les reliefs d’un repas et le relief géographique, ou même l’anglais to relieve: soulager?

Y a-t-il au moins un rapport entre tous ces mots??

(Je vous spoile la fin de l’article: OUI, il y a bien un rapport!!)


Relief”, attesté pour la première fois en 1050, est le déverbal de … relever!
D’ailleurs, relever, à la première personne du singulier de l’indicatif, se disait il y a bien longtemps “je relief”.

Le mot va désigner, d’abord au singulier, puis au pluriel, les restes de nourriture que l’on ... enlève de la table après le repas.
Qu’on enlève ou “relève”.


Prenons notre DeLorean et remontons le temps un peu plus…



A l’origine du français relever, deux possibilités:

  • le mot est créé sur lever précédé du préfixe (forcément si c’est un préfixe) re-, ou 
  • il s’agit d’un emprunt au latin relevō, relevāre: “soulever”, et au figuré “soulager”, construit sur “re-“ (ici avec une valeur intensive) et levare: alléger, soulager, soulever.


Mais donc, si vous me suivez bien, quelle que soit l’option choisie, notre français relever provient, d’une façon ou d’une autre, du latin lĕvo, lĕvāre, puisque tant le français lever que le latin relevāre en descendent.

Oui? Continuons donc…

Le latin lĕvo, il est construit sur lĕvis « léger ».

Et lĕvis...
- qui nous a donné en passant l’adjectif français levis: “qu’on lève”, que nous ne retrouvons plus que dans … pont-levis -


...lĕvis, donc, provient d’une racine proto-indo-européenne!

Eh oui! C'est fou, non?

*legʷh-


léger”, qui ne pèse pas grand-chose.
Pour Pokorny, elle pouvait même signifier “se déplacer facilement” (grâce à sa légèreté).


Alors, on s’en doute, on va retrouver notre *legʷh- dans l’anglais light - léger.
Via le vieil anglais léoht, lῑht, basé sur le germanique *lῑht(j)az, léger.


Nous retrouvons la racine dans pas mal d’autres langues germaniques, comme dans le néerlandais licht, l’allemand leicht
Par le vieux norois léttr, elle apparaît encore dans le danois let ou le suédois lätt

Mais elle est aussi visible dans d’autres groupes: en lituanien, où léger se dit (ou s’écrit du moins) leŋgvas

En russe, elle est devenue лёгкий ("liogkii") ; en tchèque: lehký.
En sanskrit? Mais oui: लघु (laghu), léger.
En grec? ἐλαϕρός, léger, ἐλαχύς, petit


C’est par une forme suffixée *legʷh-wi- que *legʷh- a donné le lĕvis latin.
Lĕvis qui a une bien belle descendance…

Lever, levier, élever, léviter, levant, alevin, relever, levain, ou … relief

Mué en *leviarius en bas-latin, lĕvis nous a également donné le français léger.
Et donc aussi alléger, légèreté, allègement ...


Relief compte pas mal d’acceptions, dont par exemple:
qui fait saillie sur une surface”, avec par extension, “l’élévation de la surface de la terre”, et bien évidemment, au pluriel “restes des mets qu’on a servis”…

Vous l’aurez compris, l’anglais to relieve “soulager” en provient bien, en passant par le vieux français relever.

Et c’est toujours du latin lĕvis que nous arrive cet autre anglais alleviate: soulager, atténuer, réduire

Quant à l’anglais relevantpertinent”, il en est encore un parfait descendant…


Mais JAMAIS vous ne penseriez que cette idée de “(re-)lever les mets” se retrouve dans un autre mot bien français, où il est question de lever, d’ôter la ... viande.

Je vous laisse un peu chercher?

Un mot qui, étymologiquement, signifie ôter la viande, la chair


Oui??

Carnaval!

Association des latins carne et levare!
Le mot est un emprunt à l’italien carnevalo, altération du latin médiéval carnelevare


- Mais, mais??? Enfin, le carnaval, ça se fête AVANT le carême, qui lui est bien le jeûne sans viande!
- Bonjour!! Certes, vous avez parfaitement raison. Et c’est d’ailleurs pour cela que l’on soupçonne que le premier sens du mot carneval / carnaval était “entrée en carême”.

Ce n’est que par la suite que le sens a évolué, pour désigner la veille dudit carême, où on fait bombance une dernière fois avant le si redouté carême

D'après le calendrier religieux, le carnaval débute à l'Épiphanie (le 6 janvier), date qui marque la fin des fêtes de Noël, et s'arrête le mardi gras, veille du début de la période de carême.
Les Laetare sont ainsi des carnavals de mi-carême, histoire de survivre.


Le combat de Carnaval et de Carême, Pieter Brueghel l'Ancien
(1559)
(source)



Cette bonne *legʷh-, par une forme variante *lagʷh-, s’est également dérivée dans le vieil irlandais lú- "petit".

Nous en avions parlé il y a un peu plus de deux ans, dans corsé, le corset du leipreachán!, car lú-, associé à corp "corps”, a donné le vieil irlandais luchorpán.
Devenu l’irlandais moderne leipreachán ou luprachán, désignant ce fameux petit lutin vert …

Leipreachán


Dans les surprises, il y a encore l’anglais lung: poumon.
Il provient lui d’une forme nasalisée *l(e)ngʷh-, via le germanique *lung-, puis le vieil anglais lungen.

Le rapport? Mais tout simplement la légèreté des poumons…



Allez, on récapitule:

OUI, le relief de la carte, les reliefs du repas et l’anglais to relieve sont bien les descendants d’une seule et même racine.

Et, cerise sur le gâteau, le français carnaval ou l’anglais lung le poumon sont bien étymologiquement apparentés à nos relief, pont-levis et consorts




Ah, le dernier dimanche de l’année!
Bientôt 2015…

Je vous avoue que je serai content, soulagé, de quitter cette année 2014 de laquelle je retiendrai de bons moments, mais aussi des moments nettement moins amusants…


Je profite de ce dernier dimanche de l'année pour vous remercier de votre fidélité au dimanche indo-européen.

Vous savez, si vous n’étiez pas là, à me lire, je ne suis pas sûr que je continuerais...
Alors MERCI! Du fond du coeur.


Je vous souhaite à toutes et tous, une TRES belle année 2015, qui vous comble, qui vous apporte tout ce dont vous avez besoin.

Je vous soupçonne, par vos si saines lectures dominicales, d’être plus Tamino que Papageno
Alors je vous souhaite de ne pas oublier de bien vous amuser, de bien fêter, de bien VIVRE tout simplement.

Car jusqu’à preuve du contraire, nous ne vivons qu’une seule vie. Alors, ne la gâchons pas…
(Et puis même, pourquoi gâcherions-nous ne fût-ce qu'une de nos vies??)




Bon dimanche, bonne semaine, bon réveillon, bonne année!

Et n’oubliez pas que les abus et les excès, ce n’est pas interdit.
Seul l’abus d’excès peut, à la longue, devenir dangereux pour la santé…




Frédéric



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