- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 14 mai 2017

certaines marques de chaussures sont plutôt faites pour se faire remarquer que pour marcher






“La danse, n'est-elle pas la marche dans son apothéose ; marche noble, dépouillée d'un but utilitaire, et libre comme un jeu d'enfant ?”

Anne Hébert, Le Torrent 


“Non, pas du tout, non. Vraiment pas. Non, j'ai beau chercher.
Essaie de faire le chemin de Compostelle en dansant, et on en reparlera après, hein. 
Et Anne, tant que j'y pense, si j'étais toi, je songerais à changer de marque de tisane”

Frédéric Blondieau,  Les pieds sur terre




Bonjour à toutes et tous !



Je ne vous l’avais pas dit, mais les deux articles précédents, marins,
- allez, on relit "Tribord, c'est à troite" - Georges Buyse et 
Mull was astern, Rum on the port, Eigg on the starboard bow -
m’avaient été inspirés par une série que j’ai découverte récemment : The Last Kingdom,...


The Last Kingdom

- Destiny is all -




... tirée de la série de livres de Bernard Cornwell “The Saxon Stories”, que je me suis d’ailleurs promis de lire bientôt.

Après tous ceux que je me suis déjà promis de lire, et qui prennent la poussière dans la bibliothèque ou de la mémoire sur mon Kindle





The Last Kingdom parle des Saxons, ceux que l'on appellera plus tard les Anglo-Saxons, l’action se situant fin du IXème siècle dans cette région que nous appelons Angleterre, quand le seul refuge saxon contre les Danes (les Vikings, danois peut-être, mais aussi norvégiens) n’est plus qu’une bande de terre tout au sud du pays, le royaume de Wessex.



C’est à partir de là que se fera ce que l’on pourrait qualifier de Reconquista avant la lettre, la reconquête de leur territoire par les Saxons, qui verra la création du premier royaume unifié réellement anglais.

Le roi du Wessex, à l’époque, c’était Alfred
Ou plutôt Ælfræd.
Ælfræd the Great, l’un des deux seuls monarques anglais... 
- et Dieu sait s’il y en a eu un certain nombre - 
... à avoir jamais reçu cette épithète de “le Grand”.  

Alfred the Great

Oh, du prénom Alfred, Ælfræd, “le conseil des elfes” - ou aussi, pourquoi pas, “sage elfe” -, on en parlait ici, il y a déjà quelques années : 
une nuance plus blanche de pâleur

Et oui, ce sont les longs bâteaux vikings...
- ce que l’on appelle génériquement en français drakkars, bien qu'il y en ait eu de plusieurs types : Busse, Skeide, Sud, Drage... - et surtout leur aviron de gouverne -,
qui m’avaient lancé sur la piste de tribord et bâbord.




The Last Kingdom m’a obligé à relire et réviser mon histoire de l’Angleterre, et de la Grande-Bretagne.

Plongé sur une carte des lieux au IXème siècle, je tombe sur Mercia, le royaume de Mercie.


Et je suis intrigué.

Mais d’où peut bien venir ce bien curieux mot?

Wessex, c’est facile, c’est le royaume des Saxons de l’Ouest, West Seaxe.

Mais Mercia ? On dirait un mot latin, non ?

Eh ben oui, Mercia est un mot latin. Enfin, oui, mais non.



Il n’est en réalité que la latinisation d’un mot vieil anglais, que l’on retrouvait sous les formes mierce, myrce, mearc, ou même mærc.

Ce - faisons simple - mearc, c’était la frontière, la limite.

Et donc, Mercia, ou plus formellement Miercna rīce, le royaume de Mercia, c’était le royaume de ceux de la frontière. Des frontaliers.
Et vous l’aurez déduit, le vieil anglais rīce est un dérivé de cette racine indo-européenne dont j'ai déjà parlé, que Watkins retranscrit sous la forme *reg-1, “mener, rectifier…”, à laquelle on préférera maintenant - laryngales oblige -  *hrḗǵs-. 
- relisez donc The Queen, une femme comme les autres -,  
à qui nous devons une ch un nombre impressionnant de dérivés, notamment le latin rex, mais aussi nos français roi, recteur, règle, ou même riche (celui qui est puissant)
Rīce descendait du proto-germanique, où l’on retrouvait *rīkijaz, “puissant” et *rīkiją, “autorité”, emprunts au proto-celtique *rīgiom, “royaume”, créé sur le proto-celtique *rīxs, “roi”, descendant donc de *reg-1
En résumé :
***************************** 
*reg-1, “mener, rectifier…”
celtiques *rīxs, “roi” et *rīgiom, “royaume”
germaniques *rīkijaz, “puissant” et *rīkiją, “autorité”
vieil anglais rīce, “royaume”
***************************** 


Mais revenons à nos moutons...

La Mercie, une frontière ?

Mais oui, vous l’aurez compris en regardant la carte ci-dessous, la Mercie faisait surtout, à l'origine, frontière avec le Pays de Galles. 

source: By Rushton2010 based on Hel-hama - Own work, CC BY-SA 3.0

Même si une autre hypothèse, qui semble très plausible, ferait de la Mercie la frontière avec la... Northumbrie (en latin : Northumbria ; en vieil anglais : Norþanhymbra), ce royaume immédiatement au nord de la Mercie.

Je pencherais à présent plus pour cette seconde option. 

Quoi qu'il en soit, le vieil anglais mearc provenait du proto-germanique *markō-, de même sens : limite, frontière…

Et OUI, le germanique *markō- dérivait d’une racine indo-européenne,

que Watkins reconstruit en
*merg-, 

et Kroonen en
*morǵ-eh2-,

et à qui, très intelligemment, on attribue le sens de “frontière, limite”.


Et vous allez le voir,  on en retrouve de tout beaux, des dérivés de notre indo-européenne *merg-.

Commençons, si vous le voulez bien, par nous pencher sur ceux que nous a laissé le germanique *markō-.
Mais avant cela, je dois vous faire part de mon parti pris.  
Pour Guus Kroonen, auteur du Etymological Dictionary of Proto-Germanic
- Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series -, 
linguiste que je cite souvent ici, 
- ou chez qui, en tout cas, je vérifie systématiquement mes pistes quand il s’agit de mots germaniques -, 
il a existé deux mots germaniques distincts : 
*markō-, “frontière, région”, et … *marka-, “signe”.  
Mais - toujours selon ses termes -, il est (parfaitement) possible que *marka-, “signe” soit lié à *markō-, “frontière, région”. 
Watkins, lui, le faisait allègrement, ce rapprochement, jusqu'à considérer un seul mot germanique à la base : *mark-, reprenant tous ces sens, qu'il justifiait sémantiquement et historiquement.
Kroonen, avec cette prudence qui l’honore, ne va pas jusque là.

Dans le cadre de ce blog, je prendrai cependant l’approche de Watkins - soyons fou -, en considérant que, formellement et sémantiquement, les deux mots devaient plus que probablement être liés.
J’irais - et irai - même plus loin : il semble que *marka- dérive de *markō-, dans ce sens-là.
Ce sera en tout cas ma base de travail pour ce dimanche.
- Mais euh ! C’est quoi le rapport entre la frontière et le signe ?
- Mais en voilà une bonne question !  
Pensez simplement à … la borne frontière, qui marque la limite entre deux territoires…


On y va ?

(Je vous le dis tout de suite, le sujet de ce jour m’a demandé pas mal de travail, en recherches et vérifications, donc aussi beaucoup de temps. L’article vous semblera peut-être bien court, mais il y aura encore de la matière pour la semaine prochaine, rassurez-vous.)

Les Vikings, valeureux hommes du nord, n’ont pas fait que piller, incendier et violer - et pas nécessairement dans cet ordre-là - outre-Manche.
Non, bien sûr, ils se sont également beaucoup dépensés de ce côté-ci, sur le continent.

Et, comme vous le savez, ces bien braves gens ont laissé leur empreinte, mais aussi leur nom, sur une très belle région côtière française : la ... Normandie.
Le mot Normand...
(on retrouve les premières occurrences du mot sous les formes Normans / Normanz, pluriel de Normant), 
... est un emprunt soit au francique Nortmann, soit directement au vieux norois Norðmaðr, signifiant dans les deux cas : homme du nord.

C’est par ces Normands qu’est arrivé chez nous le vieux norois merki, “marque, borne”, dérivé du germanique *markō.

En ancien français, il deviendra merc, du moins en Normandie (on est là au début du XIIème), ou encore, ailleurs, merche et marc.

Il nous donnera - mais oui ! -, au milieu du XVème siècle, marque.
Dans le sens de “signe”.
D’un signe qu’on mettait intentionnellement sur un objet pour le rendre reconnaissable, pour en indiquer la propriété.

une marque jaune


Et figurez-vous que c’est déjà au XVIIème que marque entrera dans le langage commercial !

À l’époque, le mot désignera en un premier temps l’empreinte mise sur les marchandises assujetties à une taxe royale, puis le signe par lequel les marchands notaient le prix que leur avait coûté un objet.

Fin du XVIIème, la marque désignera le signe distinctif apposé sur un objet par son fabricant : la marque de la fabrique, d’où, évidemment notre “marque de fabrique”. 

marque de fabrique déposée le 8 mai 1862 par Louis Alfred Binant
(archives de l'INPI, photo Pascal Labreuche)
source


En 1948 (seulement!), on parlera de marque déposée : de là, cette idée de marques, d’association entre un fabricant et sa griffe.
Ces marques par lesquelles tous les boutonneux et autres nouvellement pubères qui hantent nos établissements d’enseignement secondaire se reconnaissent à présent.  
Pauvres d’eux. 
Mais ne les sous-estimez surtout pas! Car ils seront les adultes crétins de demain !



*****************************
*merg-“frontière, limite”
germanique *markō
vieux français (normand) merc
marque
*****************************


Si notre français marque vient du normand merc, notre verbe marquer, évidemment, en dérive.

Pour tout vous dire, il s’agit d’une variante dialectale (oh, tapez du côté du milieu du XVème) du verbe anglo-normand, normand puis picard merchier, “faire une marque (sur un objet) pour le distinguer d’un autre”.


Mais ? Vous ne trouvez pas curieux, vous, ce passage de e vers a, de merc/merchier à marquer ?

On se l’explique de deux façons.

Par contamination avec l’italien marcare, “marquer”, lui aussi d’origine germanique,
ou alors…
par l’influence du verbe… marcher.


- Marcher ??? Mais enfin, vous êtes fou! N’importe quoi !
- Bonjour, bon dimanche !

Alors, comment vous expliquer ?

Notre bien courant, si commun, tellement usuel et familier verbe “marcher” est...
- attention, ça risque de vous choquer -
...d’origine germanique. 

Ben oui.






'peux pas m'en empêcher, évidemment :
le sublimissime
The ministry of silly walks,
Monty Python's Flying Circus

Il nous arrive, fin du XIIème, et sous la forme marchier, du francique. *markôn-, “marquer, imprimer … la marque du pied”.

Et évidemment, *markôn- provenait du germanique *marka-, “signe”.




- Ouuuais. C’est cela oui. Et ce n’est pas du tout tiré par les cheveux, en plus, hein!

- Je comprends votre incrédulité, voire votre scepticisme. Je vais donc essayer de vous expliquer tout ça posément







Je n'en connais pas d’équivalent ni en Belgique ni en France...
- si vous en savez plus, dites-le moi ! -,
...mais il existait une très ancienne coutume, datant au moins de l’époque anglo-saxonne, dont on retrouve des traces en Angleterre et au Pays de Galles, qui consistait à, une fois l’an, faire le tour des limites de la localité, du village.

Durant cette marche, que l’on faisait à plusieurs, on frappait avec un long bâton les pierres qui servaient de bornes. On tapait sur le sol, sur les haies délimitant le territoire.
Pour les marquer! Les confirmer, les reconnaître.
C’est ce qu’on appelait “beating the bounds”, “frapper (marquer) les limites”
Les Britanniques, qui sont - il faut bien le dire - de grands malades, perpétuent
encore cette tradition dans certaines paroisses

Cela permettait plein de choses : déjà, de repasser en revue les bornes, et d’éventuellement les remettre à leur place, mais aussi, en des temps où les cartes et les GPS n’existaient pas, de transmettre aux nouvelles générations les limites du village, des champs, de la zone “amicale”.

Cela devait permettre, aussi, vraisemblablement, de littéralement “marquer son territoire”.



Vis-à-vis des autres, des villages environnants, du comté ou du royaume d’à-côté.

Et si cette marche processionnelle - car, n’en doutez pas, y était attaché un caractère sacré, religieux - si particulière était effectuée par un nombre important de villageois, cela pouvait aussi servir d’avertissement, de démonstration de force :
“voyez combien nous sommes, et où sont les limites à ne pas franchir”.
Ben oui, les zones de pêche aussi, ont des limites...

source
(Si comme moi vous vous émerveillez devant ces beating the bounds, et que l'anglais ne vous rebute pas, voici une page où vous pourrez entendre pendant un peu moins de quatre délicieuses minutes ce que Margaret a à vous dire sur la survivance de cette tradition, ici dans l'Essex : http://www.phoenixfm.com/2016/03/22/beating-the-bounds/ )

Mais donc, notre vieux français marcher avait dû peu ou prou hériter de cette riche sémantique.

C’est pas difficile, en français, le tout premier sens que l’on donne à marcher, c’est “fouler aux pieds”.


*****************************
*merg-, “limite, frontière”
germanique *marka-, “signe”
francique *markôn-, “marquer, imprimer la marque du pied”
vieux français marchier
français marcher
*****************************


Fouler aux pieds, eh oui !

Le sens du mot va évoluer, passant de marcher dans un emploi transitif, pour “parcourir une zone”, à “aller, se mouvoir à pied”, quand employé avec la préposition “vers”.

AU XVIIème, de l’idée de “se mouvoir”, on passera à celle de “fonctionner”, en parlant d’un mécanisme



“Fouler aux pieds”, pour marcher ?
Cela vous paraît-il si surprenant que ça ?

Allons donc! Vous n’avez pas fait le rapprochement ?? Pas encore ?

- Euh...maisje ?

Mais oui, allez !!!!

Qu’est-ce qu’on peut encore fouler aux pieds ? Mmmh ?
Le raisin, évidemment !



Ça y est, vous voyez où je veux en venir ?

OUIIII !

Marc. 
Notre français marc est dérivé (circa 1330) de marcher, “fouler, piétiner”, d’où écraser.

Le mot désignait, à l’origine, le résidu obtenu après pressurage de divers fruits.

Par métonymie, il désignera plus tard l’alcool distillé à partir du résidu en question, spécialement préparé avec du raisin.
En 1793, on guillotinait peut-être Louis XVI, mais on parlait aussi d’“eau-de-vie de marc”.


Nous allons en rester là pour cette semaine ; je vous propose encore un tout dernier dérivé, pour la route.  (En attendant la suite dimanche prochain, hein.)

Nous parlions de marquer ?

Eh bien, dès le XIVème, on emploiera, en ébénisterie, et basé sur marquer,
- évidemment, sinon je n’en aurais pas parlé maintenant, enfin ?? -,
... le terme marqueté, à comprendre dans le sens de “panaché”, “fait de plusieurs éléments (bien) marqués”.
Oui, c’est de là que nous vient, au XVème, marqueterie,
“assemblage décoratif de pièces de bois précieux, d'écaille, d'ivoire, de nacre ou de métal, appliquées par incrustation ou plus souvent par placage sur un fond de menuiserie, de manière à former des dessins.
© 2016 Dictionnaires Le Robert - Le Grand Robert de la langue française



Et là-dessus, je vous laisse.

Je vous promets encore, pour dimanche prochain, quelques jolies surprises….





Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très belle semaine !


Frédéric



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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter, 

the Colonel Bogey March,

interprétée ici par des prisonniers de guerre britanniques dans

The Bridge on the River Kwai, 
David Lean, 1957




et pour ceux qui résident en France, 
et qui ne peuvent voir la video pour des raisons de droits d'auteurs, 
ci-dessous un autre clip, mais hélas ni en HD, ni en cinémascope...





2 commentaires:

Guy a dit…

Au Québec on dit encore "marcher une terre". Maintenant je comprends pourquoi. C’est aussi ce qu’on appelle faire le tour du propriétaire, non ?
Guy D.

Frédéric Blondieau a dit…

Bonjour, Guy,

Ah, je ne connaissais pas l'expression, mais je suppose que oui, c'est de cela qu'il s'agit !

Frédéric